Les confessions post-mortem de Madame Tournel: chapitre 1

Second manuscrit, second dilemme !

Les confessions post-mortem de Marie Tournel

1 – La bonne affaire

Samedi 22 juillet 2017

Ça y est, le grand moment est arrivé, je vais enfin visiter la maison. Quinze jours que j’ai repéré l’annonce sur le site du notaire, deux jours pour la traquer sur Google-street, une semaine que je passe devant chaque soir pour la regarder depuis la rue. Jusqu’à présent, je n’ai pu l’ausculter qu’à distance. Maintenant, il me tarde de voir ce qu’elle recèle comme bonnes et mauvaises surprises. De l’extérieur, elle ne paye toujours pas de mine, pas plus à quatorze heures sous le soleil qu’hier à la nuit tombante. Elle reste une petite maison de banlieue des années soixante : un crépi qui aurait besoin d’un bon rafraîchissement, une porte d’entrée centrée sur la façade au bout d’une petite allée bordée d’un carré d’herbes folles, deux fenêtres aux volets écaillés au rez-de-chaussée, deux autres au premier étage dans le même état, un toit en tuiles picon largement piquetées de noir et partiellement couvertes de mousse. Non, objectivement, vu d’ici, elle n’attire pas l’œil à en tomber en pâmoison !

C’est le descriptif du notaire, assez succinct au demeurant, qui a attiré mon attention, ses cent mètres carrés sans mitoyenneté sur un petit terrain clos, sa rue tranquille dans un quartier plutôt calme, mais avec des commerces de proximité et une ligne de bus à trois minutes à pied. Le prix est attractif au regard du secteur, un peu trop peut-être, et je guette le loup. Il y en aura un, c’est obligé, à l’intérieur puisque l’extérieur est, somme toute, correct. Et même si tout est dans son jus, cela ne me rebutera pas. J’aime envisager des travaux, rénover, réagencer les espaces, imaginer de nouveaux volumes et des décors de magazines. J’en ai d’ailleurs fait mon métier. Mon diplôme d’architecte en poche, j’ai aussitôt opté pour une spécialisation dans le relooking d’intérieur, un secteur assez porteur ces dernières années. Stéphane Plaza et ses émissions télévisuelles en ont fait une activité tendance, dans l’air du temps tout comme le home-staging. Je me suis engouffrée dans la brèche il y a de cela trois ans et ma petite entreprise ne connaît pas la crise ! J’ai d’ors et déjà les moyens de me payer cette bicoque et la rafistoler à mon goût. Enfin, les moyens, il faut tout de même que je chiffre les nombreuses surprises qui doivent m’attendre à l’intérieur.

Je verrouille la voiture et jette les clés dans mon fourre-tout, les bras bien encombrés. Mètre-laser, bloc-note et stylo quatre-couleurs, téléphone en mode vibreur pour ne pas être dérangée par un client et prendre des photos. L’assistante du notaire m’attend déjà au portail entrouvert, un sourire commercial aux lèvres. Elle doit flairer la bonne acheteuse. Néanmoins, sous mes airs de jeune femme évaporée se cache une vraie pro du bâtiment. Elle ne le sait pas encore, mais notre visite risque de la ramener sur terre, parce que je ne suis pas là pour parler chiffon, mais démolition et budget. Elle me fait un petit signe de main pour m’indiquer que je peux me garer dans le jardin, sur la dalle en béton prévue à cet effet. Un peu tard, sa proposition, mais je note ce bon point en tête de ma liste ; un emplacement existe pour « titine ».

Une poignée de main plus tard, la porte s’ouvre sur mon éventuel futur domaine. Première impression dans l’entrée : c’est sombre, ça sent le renfermé, voire pire, le vieux, avec cet arrière-goût d’encaustique et de poussière caractéristique des maisons habitées par des personnes âgées. Je plisse le nez, Mademoiselle Lavaux se charge de me rassurer. La maison est saine, mais inoccupée depuis plus de cinq ans, ceci expliquant cela et l’absence d’électricité. Je prends note de ce détail qui n’en est pas un : la maison a visiblement du mal à trouver preneur, je vais pouvoir négocier le prix. Suite de la visite dans les deux premières pièces du côté rue, une cuisine que je qualifierais de « sous-équipée », en formica beige et carrelage intégral marron clair, un bureau au papier peint défraîchi et parquet en chêne massif, une première bonne surprise. Mon listing s’allonge de quelques lignes : cuisine à refaire, plancher à vitrifier si je ne veux pas passer la cire tous les quatre matins, mais des volumes intéressants, plomberie viable, électricité… hors norme.

Nous poursuivons par la pièce principale, la « pièce de vie », comme me l’annonce Mademoiselle Lavaux avec un engouement surjoué. « De vie », oui, mais celle d’il y a trente ans, minimum ! Et là, je ne peux m’empêcher de m’étonner lorsque, pour apporter une once de clarté, elle manie à la force du poignet la manivelle du large volet roulant, qui, soit dit en passant, rechigne et gémit d’être sollicité. La maison est meublée. Pour la cuisine, j’étais dubitative. Le bureau possédait quelques meubles volumineux, je pouvais encore comprendre, mais le salon, lui, est franchement encombré. Tout y est, du canapé en velours côtelé et ses coussins brodés au buffet style Louis XV en passant par la télévision cathodique, les épais rideaux, tapis aux motifs orientaux et bibelots en tous genres. À ma question pourtant légitime, la demoiselle marque un temps d’hésitation avant, me semble-t-il, d’enfin oser vendre la mèche.

– La vieille dame qui vivait ici est décédée il y a un peu plus de cinq ans. N’ayant pas de descendant direct, Maître Chaleron est en charge de la succession et a retrouvé un neveu éloigné qui vit en Australie. Ce dernier nous charge de vendre le bien en son nom et de transférer les fonds dès l’affaire conclue. Rien ici n’a bougé depuis cinq ans et vous m’en voyez désolée. J’imagine, tout comme les précédents visiteurs, qu’il vous est difficile de vous projeter dans un tel décor… Mais il ne faut pas s’attarder sur ce détail. Regardez les volumes et l’état général de la maison ! C’est un diamant brut qu’il faut façonner à votre goût. Une petite visite d’un brocanteur ou d’Emmaüs, et le tour est joué, toutes ces vieilleries disparaîtront !

J’apprécie l’ardeur qu’elle met dans ses propos, sa facilité à contourner l’obstacle, et j’ai une imagination débordante autant qu’un goût prononcé pour les brocantes et autres vide-greniers. Ces meubles ne me gênent pas, au contraire, ils me charment. Je me vois déjà les détourner pour leur redonner une seconde jeunesse. Néanmoins, je fais une moue peu convaincue pour exprimer ma fausse désapprobation quant à leur présence. Autant jouer les sceptiques plutôt que de laisser transparaître mon enthousiasme !

Nos pérégrinations se poursuivent au premier étage après un dernier coup d’œil sur le jardin en jachère par la baie vitrée et quelques photos du salon. Escalier grinçant recouvert d’une moquette élimée, deux chambres, une salle de bains, un « boudoir-dressing-range-bazar », une trappe pour accéder aux combles à l’isolation défaillante. O.K., ma liste des travaux s’allonge ; j’entame ma troisième page de descriptifs et annotations plus ou moins positives. Mais le charme opère et monte crescendo, au même rythme que le budget rénovation. C’est contradictoire, mais c’est un fait : je visite aujourd’hui la maison que j’attendais, une vieille « chose », faute d’un qualificatif plus flatteur, qui a une âme et qui me fait enfin vibrer d’impatience de me mettre à l’ouvrage. Je viens de dénicher mon nouveau chez-moi, mon petit nid douillé, après lifting complet, cela va de soi !

Dans ma tête, l’affaire est faite. Ne reste plus qu’à marchander et, comme au souk, je m’apprête à ne pas ménager mes efforts. Quelle n’est donc pas ma surprise lorsque je vois apparaître un sourire radieux sur le visage de Mademoiselle Lavaux à l’annonce de mon offre. Tandis qu’elle contacte son supérieur, je me demande si je n’aurais pas dû proposer encore moins, mais la décence et la peur d’un refus m’ont quelque peu freiné. Peu importe, finalement, je remporte le lot pour une bouchée de pain bien en dessous de sa valeur réelle. Le notaire devait être aux abois pour me faire une telle fleur !